- 14 Décembre 2016
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- 6 182
- Localité
- Paris
- Véhicule
- Toyota Prius 4
Des taxis attaquent Uber dans le cadre d'une action collective inédite qui s'appuie sur un arrêt de la Cour de cassation rendu en mars.
Le droit est-il (vraiment) en train de basculer du côté des taxis ? Ces derniers ont, bien sûr, accueilli avec soulagement l'arrêt de la Cour de cassation qui a, en mars 2020, requalifié en contrat de travail la relation unissant Uber à l'un de ses chauffeurs, invitant le géant des VTC à traiter comme des salariés l'ensemble des chauffeurs se trouvant dans ce même cas de figure contractuel.
Mieux, ceux qui se sont battus, en vain, contre l'ubérisation de leur métier, comprennent que cette jurisprudence est une véritable bombe à retardement. La violation du droit du travail par Uber, telle que reconnue par les hauts magistrats, peut constituer selon eux le levier d'une action collective en concurrence déloyale. En effet, la stratégie d'évitement de la réglementation française a procuré un avantage économique indu à Uber, lui permettant de capter une part de leur marché.
Deux sociétés de transports de personnes, Taxis varois et France Taxis, sont à l'initiative de la procédure qui réunit pour l'heure deux puissants syndicats (FNTI et l'UNT) et quelque 500 plaignants sur les 55 000 taxis français, les inscriptions n'ayant débuté que depuis un mois. Ils ont choisi le cabinet d'avocats Bruzzo Dubucq, spécialisé en contentieux commercial, pour les représenter. Quels sont les leviers de cette action collective inédite ? Qu'en espère-t-on en termes d'indemnisation ? Les réponses de Cédric Dubucq.
Le Point : Une action collective contre le géant mondial des VTC, c'est un pari audacieux ?
Cédric Dubucq : C'est peut-être audacieux, mais la procédure s'impose d'elle-même : on est dans une situation de concurrence illicite ! Au regard du droit du travail, le modèle d'Uber n'était pas viable et aurait demandé des investissements de plusieurs centaines de millions d'euros en charges patronales, salariales, véhicules, assurances… Si Uber avait assumé ces coûts, il n'aurait pas pu proposer des prix abusivement bas. Cette société n'a pu réaliser ce modèle économique qu'en violant le droit du travail. C'est ce qu'a reconnu la chambre sociale de la Cour de cassation en mars dernier en constatant que la relation qui unissait Uber à l'un de ses chauffeurs était une relation de travail salarié et non une relation de prestation de service. Cette décision témoigne de la volonté judiciaire de punir cette pratique « sauvage » du transport de personnes. Elle est, à ce jour, la décision la plus retentissante jamais rendue par nos juges à l'encontre du leader mondial du VTC.
C'est donc la violation des règles du droit du travail par Uber, telle que reconnue par la jurisprudence, qui motive cette action collective ?
Il s'agit de tirer toutes les conséquences de cette actualité judiciaire et de réparer le préjudice subi par les taxis depuis l'arrivée d'Uber sur le marché des transports. La servitude volontaire des chauffeurs Uber fait, hélas, écho à la servitude forcée des taxis.
La faute d'Uber, désormais reconnue et consacrée, est le point de départ d'un raisonnement nouveau basé sur la concurrence déloyale. Et d'ailleurs, l'action collective inédite qui se prépare peut rivaliser avec ce qui a déjà été fait dans d'autres pays. Au Québec, quelque 20 000 chauffeurs participent à une action collective pour obtenir environ 1 milliard de dollars. Au Royaume-Uni, on dénombre 11 000 demandeurs à une action judiciaire en concurrence déloyale. La Californie a ratifié une loi faisant des chauffeurs VTC des salariés.
Depuis l'origine, Uber a conscience du fait qu'il n'est pas juridiquement correct. Et d'ailleurs, Uber a averti les investisseurs que son modèle pouvait être anéanti par la Cour de cassation. Ils ont pris un risque, et celui-ci s'est réalisé. À cet égard, l'action collective a aussi une visée normative : rappeler à Uber que le droit français s'applique à tout le monde, sans exception. Plusieurs centaines de taxis ont déjà rejoint l'action qui sera intentée devant le tribunal de commerce de Paris.
Le levier juridique de l'action est double et repose sur l'évolution récente du droit français. Les magistrats ont en effet constaté que le statut de travailleur indépendant du chauffeur était « fictif », ce qui traduit bien la faute potentielle d'Uber qui consiste notamment à avoir dissimulé la réalité de la relation avec les chauffeurs. Puisque la jurisprudence est par nature rétroactive, la décision de la Cour de cassation signifie que, depuis l'origine, Uber aurait dû assumer toutes les obligations qui sont celles d'un employeur respectueux du droit social. En ne respectant pas ses obligations légales et réglementaires, Uber s'est placé dans une position anormalement avantageuse sur le marché des transports. En effet, le respect des normes a un coût et ne pas les respecter permet de dégager une économie illicite. La jurisprudence de la Cour de cassation va dans ce sens, en sanctionnant depuis longtemps déjà au titre de la concurrence déloyale la violation de la norme par un concurrent. Et, par chance, la jurisprudence est de plus en plus favorable aux victimes de concurrence déloyale.
C'est-à-dire ?
Nous bénéficions d'un alignement des planètes idéal ! Jusqu'à présent, l'entreprise qui agissait en concurrence déloyale devait démontrer un préjudice financier, ce qui est parfois très compliqué. Les chauffeurs de taxi ont, pour compenser les pertes de chiffre d'affaires, travaillé plus, et leurs bilans ne traduisent pas toujours leur véritable préjudice financier. Depuis une décision de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendue le 12 février 2020, le régime judiciaire de la concurrence déloyale est calqué sur celui de la contrefaçon. La plus haute juridiction de notre pays a affirmé que lorsque le défendeur a violé une loi et réalisé une économie indue, le demandeur, c'est-à-dire la victime, peut évaluer son préjudice réparable au regard de l'avantage illicite que s'est octroyé l'auteur de la faute. En clair, on se place désormais du point de vue de l'auteur de la faute dont il faut démontrer combien il a gagné grâce à ses pratiques illicites. Cela ouvre des perspectives d'indemnisation nouvelles pour les victimes d'actes de concurrence déloyale : en donnant au juge la possibilité d'examiner les profits ou les économies illicites réalisés par l'auteur de la faute, le préjudice réparable n'en est que plus important. C'est donc dans le cadre de ces deux jurisprudences majeures que s'inscrit l'action collective.
Ne craignez-vous pas que de l'autre côté de la barre, on vous oppose le fait que la « faute » d'Uber ne concerne qu'une fraction de ses chauffeurs ?
Uber se défendra probablement en avançant que la requalification des contrats des chauffeurs Uber n'a eu lieu qu'à l'égard d'un petit groupe de travailleurs. Cet argument paraît séduisant, mais il néglige une chose : la standardisation des contrats des chauffeurs Uber. Puisque tous les contrats sont identiques, la décision judiciaire rendue à propos d'un contrat seulement vaut à l'égard des autres.
D'abord, tous les taxis ont subi un préjudice moral lié à deux éléments. D'une part, l'arrivée d'Uber dans de telles conditions a considérablement écorné l'image et la réputation de la profession. L'esprit des consommateurs a été influencé au détriment des taxis, qui passent désormais pour être des professionnels en déclin. On note une évolution des comportements notamment des jeunes générations qui ont le sentiment (inexact) que les taxis sont plus chers qu'Uber. D'autre part, les chauffeurs de taxi ont vécu avec anxiété la concurrence d'Uber, qui laisse incertain l'avenir de la profession si de tels actes restaient impunis. Les taxis sont anxieux à l'égard de leur avenir. L'anxiété est reconnue par la jurisprudence commerciale qui s'inscrit dans le cadre du préjudice moral. Certains taxis connaissent une véritable souffrance qui mérite réparation. Ensuite, certains taxis ont souffert de préjudices patrimoniaux en raison de la concurrence d'Uber. La perte de valeur de la licence et la perte de chiffre d'affaires constituent les deux principaux postes de préjudices réparables.
Cette action peut-elle aboutir à une négociation avec Uber ?
Cela dépendra de deux facteurs, d'abord de l'attitude d'Uber vis-à-vis de ses propres manquements, et de la reconnaissance de sa propre responsabilité. Ensuite, d'un montant qui devra être accepté par les chauffeurs de taxi et qui devra compenser le préjudice qu'ils ont subi individuellement.
Le droit est-il (vraiment) en train de basculer du côté des taxis ? Ces derniers ont, bien sûr, accueilli avec soulagement l'arrêt de la Cour de cassation qui a, en mars 2020, requalifié en contrat de travail la relation unissant Uber à l'un de ses chauffeurs, invitant le géant des VTC à traiter comme des salariés l'ensemble des chauffeurs se trouvant dans ce même cas de figure contractuel.
Mieux, ceux qui se sont battus, en vain, contre l'ubérisation de leur métier, comprennent que cette jurisprudence est une véritable bombe à retardement. La violation du droit du travail par Uber, telle que reconnue par les hauts magistrats, peut constituer selon eux le levier d'une action collective en concurrence déloyale. En effet, la stratégie d'évitement de la réglementation française a procuré un avantage économique indu à Uber, lui permettant de capter une part de leur marché.
Deux sociétés de transports de personnes, Taxis varois et France Taxis, sont à l'initiative de la procédure qui réunit pour l'heure deux puissants syndicats (FNTI et l'UNT) et quelque 500 plaignants sur les 55 000 taxis français, les inscriptions n'ayant débuté que depuis un mois. Ils ont choisi le cabinet d'avocats Bruzzo Dubucq, spécialisé en contentieux commercial, pour les représenter. Quels sont les leviers de cette action collective inédite ? Qu'en espère-t-on en termes d'indemnisation ? Les réponses de Cédric Dubucq.
Le Point : Une action collective contre le géant mondial des VTC, c'est un pari audacieux ?
Cédric Dubucq : C'est peut-être audacieux, mais la procédure s'impose d'elle-même : on est dans une situation de concurrence illicite ! Au regard du droit du travail, le modèle d'Uber n'était pas viable et aurait demandé des investissements de plusieurs centaines de millions d'euros en charges patronales, salariales, véhicules, assurances… Si Uber avait assumé ces coûts, il n'aurait pas pu proposer des prix abusivement bas. Cette société n'a pu réaliser ce modèle économique qu'en violant le droit du travail. C'est ce qu'a reconnu la chambre sociale de la Cour de cassation en mars dernier en constatant que la relation qui unissait Uber à l'un de ses chauffeurs était une relation de travail salarié et non une relation de prestation de service. Cette décision témoigne de la volonté judiciaire de punir cette pratique « sauvage » du transport de personnes. Elle est, à ce jour, la décision la plus retentissante jamais rendue par nos juges à l'encontre du leader mondial du VTC.
C'est donc la violation des règles du droit du travail par Uber, telle que reconnue par la jurisprudence, qui motive cette action collective ?
Il s'agit de tirer toutes les conséquences de cette actualité judiciaire et de réparer le préjudice subi par les taxis depuis l'arrivée d'Uber sur le marché des transports. La servitude volontaire des chauffeurs Uber fait, hélas, écho à la servitude forcée des taxis.
La faute d'Uber, désormais reconnue et consacrée, est le point de départ d'un raisonnement nouveau basé sur la concurrence déloyale. Et d'ailleurs, l'action collective inédite qui se prépare peut rivaliser avec ce qui a déjà été fait dans d'autres pays. Au Québec, quelque 20 000 chauffeurs participent à une action collective pour obtenir environ 1 milliard de dollars. Au Royaume-Uni, on dénombre 11 000 demandeurs à une action judiciaire en concurrence déloyale. La Californie a ratifié une loi faisant des chauffeurs VTC des salariés.
Depuis l'origine, Uber a conscience du fait qu'il n'est pas juridiquement correct. Et d'ailleurs, Uber a averti les investisseurs que son modèle pouvait être anéanti par la Cour de cassation. Ils ont pris un risque, et celui-ci s'est réalisé. À cet égard, l'action collective a aussi une visée normative : rappeler à Uber que le droit français s'applique à tout le monde, sans exception. Plusieurs centaines de taxis ont déjà rejoint l'action qui sera intentée devant le tribunal de commerce de Paris.
Juridiquement, quels sont vos arguments ?Par chance, la jurisprudence est de plus en plus favorable aux victimes de concurrence déloyale.
Le levier juridique de l'action est double et repose sur l'évolution récente du droit français. Les magistrats ont en effet constaté que le statut de travailleur indépendant du chauffeur était « fictif », ce qui traduit bien la faute potentielle d'Uber qui consiste notamment à avoir dissimulé la réalité de la relation avec les chauffeurs. Puisque la jurisprudence est par nature rétroactive, la décision de la Cour de cassation signifie que, depuis l'origine, Uber aurait dû assumer toutes les obligations qui sont celles d'un employeur respectueux du droit social. En ne respectant pas ses obligations légales et réglementaires, Uber s'est placé dans une position anormalement avantageuse sur le marché des transports. En effet, le respect des normes a un coût et ne pas les respecter permet de dégager une économie illicite. La jurisprudence de la Cour de cassation va dans ce sens, en sanctionnant depuis longtemps déjà au titre de la concurrence déloyale la violation de la norme par un concurrent. Et, par chance, la jurisprudence est de plus en plus favorable aux victimes de concurrence déloyale.
C'est-à-dire ?
Nous bénéficions d'un alignement des planètes idéal ! Jusqu'à présent, l'entreprise qui agissait en concurrence déloyale devait démontrer un préjudice financier, ce qui est parfois très compliqué. Les chauffeurs de taxi ont, pour compenser les pertes de chiffre d'affaires, travaillé plus, et leurs bilans ne traduisent pas toujours leur véritable préjudice financier. Depuis une décision de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendue le 12 février 2020, le régime judiciaire de la concurrence déloyale est calqué sur celui de la contrefaçon. La plus haute juridiction de notre pays a affirmé que lorsque le défendeur a violé une loi et réalisé une économie indue, le demandeur, c'est-à-dire la victime, peut évaluer son préjudice réparable au regard de l'avantage illicite que s'est octroyé l'auteur de la faute. En clair, on se place désormais du point de vue de l'auteur de la faute dont il faut démontrer combien il a gagné grâce à ses pratiques illicites. Cela ouvre des perspectives d'indemnisation nouvelles pour les victimes d'actes de concurrence déloyale : en donnant au juge la possibilité d'examiner les profits ou les économies illicites réalisés par l'auteur de la faute, le préjudice réparable n'en est que plus important. C'est donc dans le cadre de ces deux jurisprudences majeures que s'inscrit l'action collective.
Ne craignez-vous pas que de l'autre côté de la barre, on vous oppose le fait que la « faute » d'Uber ne concerne qu'une fraction de ses chauffeurs ?
Uber se défendra probablement en avançant que la requalification des contrats des chauffeurs Uber n'a eu lieu qu'à l'égard d'un petit groupe de travailleurs. Cet argument paraît séduisant, mais il néglige une chose : la standardisation des contrats des chauffeurs Uber. Puisque tous les contrats sont identiques, la décision judiciaire rendue à propos d'un contrat seulement vaut à l'égard des autres.
Que demandez-vous en termes de réparation ?Certains taxis connaissent une véritable souffrance qui mérite réparation
D'abord, tous les taxis ont subi un préjudice moral lié à deux éléments. D'une part, l'arrivée d'Uber dans de telles conditions a considérablement écorné l'image et la réputation de la profession. L'esprit des consommateurs a été influencé au détriment des taxis, qui passent désormais pour être des professionnels en déclin. On note une évolution des comportements notamment des jeunes générations qui ont le sentiment (inexact) que les taxis sont plus chers qu'Uber. D'autre part, les chauffeurs de taxi ont vécu avec anxiété la concurrence d'Uber, qui laisse incertain l'avenir de la profession si de tels actes restaient impunis. Les taxis sont anxieux à l'égard de leur avenir. L'anxiété est reconnue par la jurisprudence commerciale qui s'inscrit dans le cadre du préjudice moral. Certains taxis connaissent une véritable souffrance qui mérite réparation. Ensuite, certains taxis ont souffert de préjudices patrimoniaux en raison de la concurrence d'Uber. La perte de valeur de la licence et la perte de chiffre d'affaires constituent les deux principaux postes de préjudices réparables.
Cette action peut-elle aboutir à une négociation avec Uber ?
Cela dépendra de deux facteurs, d'abord de l'attitude d'Uber vis-à-vis de ses propres manquements, et de la reconnaissance de sa propre responsabilité. Ensuite, d'un montant qui devra être accepté par les chauffeurs de taxi et qui devra compenser le préjudice qu'ils ont subi individuellement.
Taxis contre Uber : « On est dans une situation de concurrence illicite »
ENTRETIEN. Des taxis attaquent Uber dans le cadre d'une action collective inédite qui s'appuie sur un arrêt de la Cour de cassation rendu en mars.
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